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Florence Aubenas : le journalisme a-t-il encore un sens ?

Manuel de Diéguez

Publié sur le site de l'auteur et reproduit sur le site Politique de Vie avec son autorisation

http://www.dieguez-philosophe.com

 

La prise en otage de Florence Aubenas pose la question du statut de "l'objectivité journalistique". Si le savoir réclame "l'information", le lecteur est-il mis au courant par le simple "récit des événements" ou bien par la compréhension qui lui en est fournie ? Suffit-il de savoir "ce qui s'est passé" pour connaître la "vérité" ? Un document non expliqué ne reste-t-il pas lettre morte ? C'est toute la question de l'initiation des citoyens à une connaissance réelle de la politique. Quant à l'enseignement de la stratégie des empires, comment permettre aux peuples de réceptionner la documentation essentielle, celle qui les renseignerait sur le sens de toute la pièce qu'on appelle l'histoire et sur les gigantesques acteurs du destin du monde dont les chefs d'État sont les metteurs en scène habiles ou maladroits, ubuesques ou retors, mais toujours masqués ?

 

1 - Le soc de la candeur et le sol de l'histoire
2 - Qu'est-ce que "l'objectivité" journalistique ?
3 - Que demande la résistance irakienne ?
4 - Les théologies et la politique
5 - La démocratie et la théocratie shiite
6 - La liberté de la presse et le droit de comprendre
7 - L'avenir civilisateur de l'Europe et l'éthique internationale

 

1 - Le soc de la candeur et le sol de l'histoire

Il y a maintenant plus de trois mois que j'ai mis en ligne sur ce site une analyse critique de la presse de l'hexagone subrepticement, mais majoritairement, engagée aux côtés de l'occupant américain en Irak (La presse française face à la résistance irakienne, L'anthropologie critique et la loi du plus fort, 28 septembre 2004). Je m'interrogeais alors sur les motivations de la résistance irakienne de s'en prendre principalement aux journalistes français de la collaboration avec l'occupant, alors que notre pays a reconquis son indépendance il y a soixante ans à l'aide d'une résistance dont il a été tellement difficile au général de Gaulle d'obtenir la légitimation internationale auprès de Washington.

Souvenons-nous : F. D. Roosevelt misait alors sur un Général Giraud jugé plus docile que l'homme du 18 juin, mais aussi plus candide, puisqu'il paraissait disposé à renoncer pour longtemps aux retrouvailles de la France avec sa pleine souveraineté. On sait que le modèle de la "liberté" proposé à l'époque par les missionnaires et les théologiens de la démocratie était l'occupation jugée rédemptrice d'une France qu'on proclamerait délivrée, mais qui le serait aussi peu que l'Irak d'aujourd'hui. Cela était nécessaire au salut et au rachat de la nation, disait la Maison Blanche, afin de lui éviter le désastre d'une guerre civile entre les collaborateurs et les résistants ou du moins les carnages inévitables d'une épuration vengeresse.

A peine Georges Malbrunot et Christian Chesnot avaient-ils été libérés après quatre mois de détention que Florence Aubenas, journaliste à Libération, se trouve prise en otage à son tour. Dans ces conditions, on se demande pendant combien de temps encore la plupart des journaux français joueront au chat et à la souris avec une vérité politique qui, sur le terrain, refuse obstinément de se preter au double jeu d'un vichysme devenu interplanétaire.

Tout vocabulaire porte la griffe de son maître ou la livrée de ses domestiques. Si je disais que la situation en Irak, c'est le "chaos", je ne saurais ignorer que ce terme est choisi pour permettre aux journaux occidentaux et même aux chancelleries atlantistes de dissoudre dans le flou la stratégie d'expansion planétaire de sa puissance à laquelle se livre Washington. En quoi la presse française en est-elle consciemment la complice ? Qu'en est-il du fossé qui sépare la défense résolue du droit international dont la politique civilisatrice de la France s'est armée et l'esprit munichois de la quasi totalité de la presse nationale ? L'Europe ne saurait défendre l'éthique d'une civilisation puis légitimer une guerre d'agression victorieuse et se croiser les bras au spectacle d'une répression de la résistance déterminée à exterminer les patriotes irakiens. Hitler gagnera-t-il la guerre, la vraie, celle de la force contre le droit ? Ne s'imaginait-on pas qu'il l'avait perdue ? C'est sur cela seul que porte l'information journalistique décisive sur l'Irak.

Par bonheur, il y a bien longtemps que les faits sont d'un naturel têtu. Les juristes du monde entier soulignent que les Etats-Unis ont déclenché une guerre d'agression contre l'Irak et que la victoire de leurs armes ayant été remportée en violation ouverte et dûment programmée du droit international, leurs troupes voudraient écraser la résistance d'un peuple engagé depuis trois ans et avec courage dans la lutte pour l'indépendance de sa patrie - ce qui, si j'en crois le témoignage de l'histoire universelle, a toujours exigé l'expulsion de l'envahisseur par la force des armes.

C'est en séance plénière et solennellement que l'évidence cartésienne de cette position a été rappelée par le Secrétaire Général des Nations Unies. Si la France du Discours de la méthode, qui est celle du simple bon sens, la partage au vu et au su de tous, c'est non seulement parce que notre pays fonde son éthique diplomatique sur la logique de l'histoire, mais également parce que la défense du droit international est le seul fondement politique possible d'un ordre mondial durable. Il existe une relation étroite entre la puissance et sa légitimation par l'esprit de justice : aucun Etat ne saurait conquérir par le fer et le sang son prestige et son rang. Le vrai destin des nations les place sans cesse devant le choix entre la barbarie et la civilisation.

Or, la presse français a beau labourer le champ du défaussement de sa conscience morale sur la sainte neutralité dont elle voudrait se parer, le soc de sa feinte candeur politique ne parvient pas à retourner le sol de l'histoire, tout simplement parce que notre espèce a été historicisée au cours de plusieurs millénaires d'une évolution pécheresse de son encéphale, de sorte que, selon les anthropologues, elle se trouve immergée à titre psychobiologique et pour longtemps encore dans des situations définies par une éthique et par une politique fort virginales.

 

2 - Qu'est-ce que "l'objectivité" journalistique ?

Inutile de tenter de s'évader de la condition simiohumaine. Antoine de Gaudemar, directeur de la rédaction de Libération, disait à la radio qu'il fallait continuer d'envoyer des journalistes à Bagdad afin de "dire ce qui se passe en Irak, faute de quoi on n'entendrait que le son de cloche américain", et Serge July le répétait le 25 janvier sur France Inter. Mais comment racontait-on ce qui se passait en France sous l'Occupation ? Le journaliste qui informait ses lecteurs de ce qu'un soldat allemand avait été assassiné faisait-il réellement connaître ce qui s'était passé ou bien rapportait-il un fait divers délibérément amputé de la signification qui seule le rendait intelligible ? Camoufler la vérité politique sous une cécité tartufique est-il cagot, escobar, papelard ou patte-pelu, comme disait Me François Rabelais ? Décidément, la parole est traîtresse : quand un journaliste de 1942 écrivait qu'un terroriste gaulliste avait tué un brave soldat de la Wehrmacht à Melun, tout le monde comprenait aussitôt dans quelle encre il avait trempé sa plume, tellement les mots sont chargés jusqu'à la gueule du sens que leur donne l'endroit et l'heure où ils sont prononcés.

Le vocabulaire de l'histoire refuse si obstinément de porter le masque dont on voudrait l'affubler que les historiens de notre temps racontent déjà à ceux de demain qu'entre 2003 et 2005, l'histoire française de la guerre américaine en Irak avait été racontée sur un modèle subrepticement munichois par la presse bien pensante. C'est que les événements ont une voix de stentor. Si je disais que les résistants irakiens sont des rebelles, des insurgés, des suppôts de la violence ou des terroristes, mon vocabulaire se ferait mon accusateur et je l'entendrais crier à pleins poumons : "Regardez bien la servilité de ce docile porte-paroles de l'agresseur de l'Irak !" Les mots auraient bien raison de m'arrêter en plein prétoire et de m'envoyer menotté au tribunal de la Résistance.

Naturellement, les historiens à venir de la presse française d'aujourd'hui raconteront la suite des événements sous une autre casaque ; mais leur récit couvrira de honte des générations d'écoliers français, qui apprendront avec stupeur que des journalistes censés représenter le drapeau tricolore de la nation des droits de l'homme ont risqué leur vie sans s'apercevoir qu'ils délégitimaient le droit international au profit d'un empire étranger ; car sitôt que l'ennemi aura été chassé de Bagdad par l'alliance du peuple révolté avec les patriotes en armes, la même presse nationale ne manquera pas de raconter avec complaisance les dangereux exploits de la résistance irakienne ; et elle nous rappellera, mais un peu tard, qu'on n'a jamais vu une guérilla se comporter sur le terrain avec la discipline des Horse Guards ou des soldats de Frédéric II. La résistance française en sait quelque chose, puisqu'une épuration aussi anarchique que sauvage a fait cent mille morts par exécutions sommaires en 1944 dans la population civile avant que le Général de Gaulle obtînt le dépôt des armes des "résistants" de la dernière heure. Pourquoi une presse française oublieuse de sa propre histoire se montre-t-elle à ce point indifférente à l'image d'elle-même qui se trouvera enseignée demain dans toutes les écoles de la République ?

 

3 - Que demande la résistance irakienne ?

Ce qui étonne le plus la résistance irakienne et ce qui explique qu'elle s'en prenne avec persévérance aux journalistes de la seule nation d'Europe dont le gouvernement soutient la légitimité de son combat contre l'occupant - et cela avec un courage et une fermeté dont sa diplomatie paie momentanément le prix sur la scène internationale et dans toute la presse anglo-saxonne - , c'est précisément le divorce flagrant et inexplicable à ses yeux entre la voix de ses journaux et celle du gouvernement de la France qui, de toute son âme, refuse de trahir les valeurs fondatrices de l'Occident et de manquer le rendez-vous de la nation avec son véritable avenir, celui de l'universalité de son message.

Rien n'intrigue et n'irrite davantage la résistance irakienne que ce divorce. Comment se fait-il, ne cesse-t-elle de se demander, que la presse française se mette ouvertement ou discrètement au service d'une puissance étrangère ou d'un parti de l'intérieur visiblement attaché à défendre des intérêts contraires à ceux de la nation et de tout le continent européen ? Comment se fait-il que le bâillon qui musèle les journaux soit tellement serré que le Président de la République se trouve réduit à demander aux patrons des grands quotidiens de cesser d'envoyer des journalistes en Irak au péril de leur vie ? Pourquoi n'ose-t-il leur demander tout simplement un peu de pudeur - celle d'user du vocabulaire politique de la France d'aujourd'hui, qu'on voit tout entière attachée à la défense du droit international ? Pourquoi le Président se garde-t-il d'évoquer la responsabilité proprement politique de leur autorité sur les rédactions ? Pourquoi leur reproche-t-il seulement leur témérité de défier la résistance irakienne, alors qu'ils s'y exercent avec les armes et le vocabulaire de l'étranger ?

Si la presse mondiale avait été autorisée par Hitler à rendre compte sur notre territoire de la lutte illégale de la Résistance française contre la Wehrmacht - donc en violation évidente du droit de la guerre de l'époque qui envoyait les francs-tireurs au peloton d'exécution - et si cette presse avait unanimement jugé légitime de traiter les "combattants de l'ombre" de rebelles , d'insurgés et de terroristes ; si un Jean Moulin s'était irrité de cette conjuration mondiale des bien-pensants de son temps et s'il avait pris en otage quelques-uns de ces journalistes pseudo virginaux, peut-être Pierre Laval lui-même aurait-il demandé aux patrons de la presse étrangère de ne pas risquer la vie de leurs journalistes sur notre sol ; peut-être Vichy aurait-il fait valoir qu'il ne lui appartenait pas d'accepter le tribut, si généreux qu'il fût, du sang de l'étranger sur le territoire d'une France respectueuse du traité d'armistice et que la lutte solitaire de son gouvernement contre les "rebelles", les "insurgés" et les "terroristes" gaullistes était suffisamment coûteuse comme cela pour qu'on n'y ajoutât pas des victimes innocentes en provenance de toute la terre.

Quel monde à l'envers que celui d'une France dont le gouvernement demeure fidèle au combat du Général de Gaulle pour l'indépendance des nations et la souveraineté des peuples, au mépris, s'il le fallait, de la lettre de la loi, alors que la presse dite "libre" collabore les yeux bandés avec une puissance étrangère qui la subjugue au mépris des valeurs gaulliennes dont la résistance irakienne se réclame !

 

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4 - Les théologies et la politique

Saluons le courage de Florence Aubenas, mais demandons à M. Antoine de Gaudemar et à M. Serge July à partir de quels critères ils définissent la notion d'objectivité. Sont-ils des anthropologues chevronnés ? Savent-ils que, dans toutes les religions monothéistes, les credos les plus orthodoxes, donc les plus irréalistes, sont aussi les plus inexperts dans l'action ? Savent-ils que les doctrines les plus laxistes dans l'ordre catéchétique sont aussi les plus fermes et les plus expérimentées dans l'ordre politique ? Les jansénistes - les "fondamentalistes" de l'époque - ont capitulé en rase campagne devant un froncement de sourcil de Rome, tandis que les jésuites, dont la théologie accommodante met des "coussins sous les coudes des pécheurs ", disait Bossuet, constituent une "Compagnie de Jésus", donc un ordre militaire commandé par un général, lequel badine si peu avec la discipline qu'il demande à ses troupes de lui obéir "perinde ac cadaver".

Quand l'évangélisme pur de Luther a conduit les paysans allemands à prêcher pour leur propre compte, le réformateur a encouragé les nobles à les exterminer, quand le monopole du baptême s'est trouvé menacé dans la nouvelle Eglise, le théologien de la grâce y a mis bon ordre et les successeurs de Calvin n'ont pu empêcher le naufrage d'un ciel dont la gratuité de ses bienfaits faisait du créateur un comptable fantaisiste.

S'imaginer qu'un coup de baguette magique changera les doctrinaires shiites en un parti politique subitement décidé à expulser les troupes américaines, vouloir ignorer qu'ils demanderont tout le contraire à l'occupant, oublier que l'ambition réelle de Washington est de perpétuer sa présence militaire sur le modèle de toutes ses conquêtes guerrières depuis le XIXe siècle, c'est-à-dire au nom de son totem, la notion de majorité, c'est vouloir déployer le drapeau de l'Occident laïc sur tout le monde musulman. Les stratèges US étudient déjà "l'option salvadorienn" en Irak : la conduite de la guerre serait confiée à des forces irakiennes - des escadrons de la mort - encadrées par les Special Forces US, dont la mission serait de rechercher et d'anéantir les dirigeants de la résistance sunnite.

 

5 - La démocratie et la théocratie shiite

Le principe démocratique selon lequel les majorités populaires seraient omniscientes par nature et détiendraient nécessairement la vérité en vertu du dogme innéiste qui proclame que, dans l'espèce humaine, les plus intelligents seraient nécessairement les plus nombreux est une thèse difficile à défendre aux yeux de l'anthropologie scientifique - chacun sait que ce postulat est hérité de la théologie, le ciel démocratique ayant repris à son compte les divins apanages des révélations religieuses. Hélas, le mythe de la rationalité spontanée des masses n'est que l'antidote le plus opérationnel qui ait pu être trouvé pour lutter contre la tyrannie parmi les descendants d'un singe à fourrure dont il faut espérer que l'évolution cérébrale est tombée en panne à titre provisoire et que l'accomplissement de ses promesses est seulement partie remise.

Mais toutes les démocraties du monde s'ingénient, et pour cause, à bien délimiter les pouvoirs qu'elles accordent au suffrage universel : il s'agit de nourrir aux moindres frais et le moins dangereusement possible l'illusion que la souveraineté de principe du peuple serait hautement avertie et que la compétence universelle de cette autorité suprême serait sans faille - ce qui n'empêchera pas de réserver prudemment les décisions essentielles à des élites politiques qui ne se laisseront pas non plus facilement éduquer, surtout sur la scène internationale. Mais c'est sur ce terrain-là que l'opinion publique est la plus ignorante. Depuis Périclès la démocratie est l'art de faire bénéficier les peuples des avantages du suffrage universel et de leur éviter les désastres dans lesquels leur ignorance risque à chaque instant de les précipiter. Aussi toutes les diplomaties sont-elles secrètes par définition.

Les anthropologues post darwiniens savent en outre que l'idée d'accorder l'autorité politique à des majorités théologiques est contradictoire par nature, puisque les démocraties modernes sont toutes fondées sur l'ambition de leurs élites intellectuelles de convertir aux verdicts de la lucidité les peuples catéchisés par des dogmes pendant des siècles par les verdicts qu'ils croyaient dictés à leurs dirigeants par le ciel de l'endroit . Par définition, une démocratie est portée par l'espérance qu'une initiation progressive des masses aux prérogatives de la pensée critique finira par se révéler fructueuse. Mais toutes les religions sont demeurées rebelles à la valorisation de l'intelligence individuelle, toutes demandent seulement que l'on "chante dans le chœur", toutes façonnent un cerveau collectif fermement tenu en mains par une hiérarchie ecclésiale légitimée par une divinité, toutes s'autorisent à prononcer des jugements qu'elles déclarent infaillibles. Une "démocratie shiite" est une contradiction dans les termes.

A Falloudja, l'armée américaine a fait appel à des paysans shiites illettrés et barbares en provenance du sud de l'Irak, et elle les a laissés se livrer à des atrocités préfiguratives de la future guerre civile. Comme en France en 1944, l'Amérique messianique a besoin de la menace d'une guerre intestine pour paraître légitimer sa présence rédemptrice sur le territoire des nations qu'elle "délivre" au nom de la Liberté. La presse de l'hexagone ignore tout cela : Français, la radio de Londres s'est tue, mais regardez Channel IV News et lisez le Guardian si vous voulez vous trouver informés. Mais il faudra y ajouter une psychophysiologie des religions, donc une anthropologie qui rende compte des exploits de l'homo sapiens (L'homme singe, 18 janvier 2005).

 

The Guardian December 22 2004


On November 8, the American army launched its biggest ever assault on the Iraqi city of Falluja, considered a stronghold for rebel fighters. The US said the raid had been a huge success, killing 1,200 insurgents. Most of the city's 300,000 residents, meanwhile, had fled for their lives. What really happened in the siege of Falluja? In a joint investigation for the Guardian and Channel 4 News, Iraqi doctor Ali Fadhil compiled the first independent reports from the devastated city, where he found scores of unburied corpses, rabid dogs - and a dangerously embittered population Watch an extract from the documentary Tuesday January 11, 2005

http://www.guardian.co.uk/Iraq/Story/0,2763,1387460,00.html
(…)

The US military destroyed Falluja, but simply spread the fighters out around the country. They also increased the chance of civil war in Iraq by using their new national guard of Shias to suppress Sunnis. Once, when a foreign journalist, an Irish guy, asked me whether I was Shia or Sunni - the way the Irish do because they have that thing about the IRA - I said I was Sushi. My father is Sunni and my mother is Shia. I never cared about these things. Now, after Falluja, it matters.

Sachez que les sunnites sont des résistants relativement laïcisés et qui, comme la Compagnie de Jésus, sont dotés d'une tête politique suffisamment solide pour comprendre que l'Administration Bush a besoin des théocrates shiites pour perpétuer sa domination sur l'Irak et pour transformer cette nation en base arrière de sa conquête de la côte africaine de la Méditerranée.

 

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6 - La liberté de la presse et le droit de comprendre

Mais qui empêche Florence Aubenas de le dire, sinon son propre journal ? Certes, on la laissera écrire que les élections seront exclusivement contrôlées par les shiites et par des Irakiens d'importation, qui sont tous vichystes et qui disent craindre avant tout les "espions des terroristes, qui peuvent être partout" (Libération, 6 janvier 2005) ; certes, il lui est également permis de signaler que, par la volonté de l'occupant, tout "ex-membre d'un parti politique" - c'est-à-dire tout baassiste - sera rejeté des rangs des contrôleurs de la régularité du scrutin, ce qui signifie que ce prétendu contrôle sera exclusivement shiite ; assurément, elle est autorisée à signaler que tout l'Etat irakien est "masqué et barricadé" ; qu'un conseil des ministres "se tient chaque semaine dans un lieu gardé secret " ; que la liste des candidats shiites est tenue secrète pour des "questions de sécurité" ; que leur identité ne sera dévoilée "qu'à la proclamation des résultats" et que les élections seront "bridées par Washington" ; que si un shiite distribuait des tracts dans un quartier sunnite, " il n'en sortirait pas vivant ". Elle va jusqu'à raconter l'histoire d'Ali le cocher qui a reçu sa carte d'élection et qui demande : "Que dois-je faire cette fois-ci pour ne pas avoir d'ennuis ?" . Un shiite qui a reçu de l'occupant "plusieurs heures de formation" lui répond que chacun votera comme il voudra. Livide, le cocher répond : "D'accord, mais qu'est-ce qu'il faut faire pour ne pas avoir d'ennuis avec la liberté ?"

Mais la vraie objectivité de la presse n'est pas celle du Journal d'une femme de chambre d'Octave Mirbeau. Sa liberté est celle de donner à comprendre la représentation de la pièce à un candidat-spectateur qui piétine à la porte du théâtre. Etait-il permis à Florence Aubenas d'user d'une "objectivité" qui lui aurait permis d'expliquer aux lecteurs de bonne foi de Libération l'habileté politique qui guide Washington dans son pilotage de l'idée de démocratie imposée d'en haut à un pays musulman ? Pouvait-elle exposer la stratégie d'empire qui permet à l'administration Bush de prendre en mains l'élection exclusive de députés shiites ? Dans toutes les religions encore réellement crues vraies les majorités sont théocratiques par définition, comme la réélection de G. W. Bush lui-même vient encore de le rappeler.

M. Serge July et M. Antoine de Gaudemar sont responsables d'une ligne du journal qui veut ignorer primo, que la future majorité sera censée être descendue du ciel ; secundo, que ce sera au nom d'Allah que douze bases militaires américaines seront installées sur tout le territoire de l'Irak ; tertio, qu'elles jouiront du même statut de l'exterritorialité perpétuelle que celles de l'Otan en Europe et dans le monde entier. Seule la ligne du journal interdisait à Florence Aubenas d'expliquer aux lecteurs de Libération que l'ambition de l'empire américain est de s'étendre à tout le monde arabe et qu'il y procède par le relais des places fortes qu'il installe dans le monde entier. Seule la ligne du journal empêchait de rappeler que ces garnisons sont soustraites à la souveraineté des Etats contraints d'abandonner leur indépendance nationale en l'absence de toute menace d'un ennemi de l'extérieur, comme c'est encore le cas de l'Europe entière depuis la chute du mur de Berlin - la France exceptée. Qu'est-ce qu'un Etat vassalisé par la cession de vastes parcelles de son territoire à une nation étrangère ?

Les sept nains de Walt Disney ont de fines narines. Elles détectent l'odeur du pétrole à des lieues à la ronde. Qui contraignait Florence Aubenas à traiter les sunnites d'extrémistes, sinon la ligne de Libération ? On est toujours l'extrémiste de quelqu'un : les extrémistes de la souveraineté nationale et les extrémistes d'Allah ne se chauffent pas au même bois. Florence Aubenas était-elle libre d'expliquer que l'ambassade américaine à Bagdad compte trois mille diplomates-espions chargés de programmer l'expansion future de l'empire américain en Asie centrale et en Afrique et que les shiites majoritaires seront enchantés de ce que le principe théocratique et la démocratie américaines auront scellé une heureuse alliance des majorités du ciel avec celles de la raison occidentale ? Si le journalisme politique est pensant ou n'est pas, que faut-il entendre par un reportage "objectif " dans un pays occupé par les armées d'une puissance étrangère et dirigé par un vichysme dont le chef local est un ex membre de la CIA ?

Florence Aubenas est de la trempe de Bernard Guetta, qui lui a consacré son éditorial de géopolitique sur France Inter le 12 janvier et de Fottorino, qui a enrichi la langue française de l'adjectif guantanamesque. Je rappelle que ce journaliste est le seul qui se soit pris la tête à deux mains quand M. Gonzales, théoricien de la torture sur cette base de Cuba, a été nommé Attorney général - Ministre de la Justice. Quand Washington déclare cesser de chercher les "armes de destruction massive" qui lui avaient servi de prétexte au déclenchement de la guerre, toute la presse française fait encore semblant de croire que l'administation Bush s'était imaginé qu'elles existaient . Elle feint de découvrir depuis dix jours que le conditionnement de l'opinion mondiale à l'invasion de l'Iran a commencé, parce qu'un journaliste américain réellement pensant l'a révélé, de sorte qu'il est menacé de passer en cour martiale dans son pays. Comment une Europe dont les dirigeants sont invités à défiler dans un ranch du Texas se souviendrait-elle de ce que tout empire est un Machiavel ?

 

7 - L'avenir civilisateur de l'Europe et l'éthique internationale

C'est pourquoi on aurait le plus grand tort de s'imaginer que la prise en otage de Florence Aubenas par des résistants irakiens incontrôlés serait seulement anecdotique et qu'il s'agirait d'un accident de parcours inhérent au danger que courent tous les correspondants de guerre: la vérité, c'est que l'Occident se trouve à la croisée des chemins ; la vérité, c'est que l'heure est venue où il sera décidé de l'avenir civilisateur ou barbare de l'Europe.

Quand l'ambassadeur à Paris de l'Irak occupé déclare au Monde que la France "conserve sa posture d'avant le conflit", la question devient d'une clarté aveuglante : si Hitler avait gagné la guerre, l'éthique du Général de Gaulle serait-elle qualifiée de "posture" par les historiens d'aujourd'hui ? Aurait-il suffi de deux ou trois ans à l'Allemagne victorieuse pour qu'on ensevelisse dans un silence complice et à l'échelle du monde entier les décombres encore fumantes du droit international, parce que les armes du Führer auraient réussi à faire reconnaître la légitimité de toutes les victoires ? Ce que l'ambassadeur de l'Irak demande à la France, c'est bel et bien qu'on efface de la mémoire des nations jusqu'au souvenir de l'histoire réelle, pour le motif que la défense du droit international serait devenue une "posture" dépassée par les "événements" et qu'il serait devenu un peu ridicule de défendre les fondements moraux de la civilisation quand le sang des glaives est censé les avoir réfutés.

Si une Europe aussi démoralisée que décérébrée acceptait la gigantesque capitulation morale de légitimer a posteriori l'invasion et l'occupation de l'Irak et si un vichysme mondial permettait de donner aux Français le fâcheux sentiment qu'après tout, le monde aurait toujours connu deux pratiques internationales d'une valeur morale équivalente, l'une fondée sur le droit du plus fort de conquérir la légitimité à la pointe des épées, l'autre sur la liberté des peuples à disposer d'eux-mêmes, l'Occident courrait vers un Munich planétaire dont il ne se remettrait jamais, parce que la vraie vassalisation politique est toujours celle qui ruine l'âme même des peuples et des nations. Le prix à payer pour l'effacement mondial du droit serait rien moins que la provincialisation définitive de la France et de l'Europe sur une scène internationale américanisée.

C'est de cela que la presse française est responsable aujourd'hui, c'est de cela qu'elle aura à rendre compte aux yeux des futurs historiens de la France et de l'Europe, c'est de cela que Florence Aubenas témoigne à titre d'otage. Puisque le journalisme politique ne saurait jouer le rôle d'un spectateur muet sur la scène du monde, saluons une journaliste dont le talent se voudrait prisonnier de sa vraie liberté, celle de témoigner de son intelligence. Il suffit de la lire pour comprendre qu'elle se voudrait captive de sa noblesse sur le théâtre de la vérité. Souhaitons-lui de rencontrer son destin de témoin, celui des retrouvailles de l'Europe avec sa souveraineté.

 

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Le 26 janvier 2005

Manuel de Diéguez

http://www.dieguez-philosophe.com

 

 

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